L’atmosphère sur le plateau était électrique. Ce n’était pas une simple interview, mais un duel attendu. D’un côté, Gabriel Zucman, l’économiste prodige, professeur à Berkeley et à l’École normale supérieure, devenu la figure de proue mondiale de la lutte contre l’inégalité fiscale. De l’autre, Apolline de Malherbe, l’intervieweuse politique chevronnée, connue pour son style incisif. L’enjeu ? Une proposition simple en apparence, mais sismique en réalité : un impôt minimum de 2% sur la fortune des milliardaires.

Dès les premières minutes, le ton est donné. L’objectif de l’interview n’est pas seulement de comprendre, mais de “piéger”, comme le suggère le titre de la vidéo. La journaliste tente d’enfermer Zucman dans une case : celle du militant politique.

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“Vous êtes rentré dans le jeu politique”, lance-t-elle, faisant référence à une tribune signée par Zucman en soutien au programme du Nouveau Front Populaire juste avant les législatives. Le sous-entendu est clair : “Vous n’êtes pas un chercheur objectif, vous êtes un idéologue de gauche. Votre proposition de taxe n’est pas de l’économie, c’est du militantisme.”

C’est le piège classique tendu à l’intellectuel qui s’aventure dans la cité. On attaque sa crédibilité, on personnalise le débat pour éviter de parler du fond. On s’attend à ce que l’universitaire bafouille, se justifie, ou s’énerve.

Mais Gabriel Zucman ne fait rien de tout cela. Avec un calme déconcertant, il démonte le piège, pièce par pièce.

“Ah, mais si, si, je suis chercheur et professeur”, rétorque-t-il paisiblement. “J’aime deux choses : comprendre et expliquer.” Il précise n’avoir jamais été encarté nulle part. Puis vient le coup de grâce, celui qui fait basculer l’interview. Zucman rappelle qu’il signe de nombreuses tribunes, avec des personnes d’horizons très différents.

Il mentionne alors avoir signé, au printemps, une autre tribune avec Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry – deux économistes éminents, souvent associés à la “Macronie” – pour soutenir… ce même impôt plancher de 2% sur les milliardaires.

Le piège se referme, non pas sur Zucman, mais sur la tentative de politisation. En une phrase, il vient de dégonfler l’accusation de partialité. Son idée, explique-t-il, n’appartient pas à un camp. Son rôle de chercheur en sciences sociales, insiste-t-il, est “d’expliquer toute la gamme de possibilités sur un sujet donné” et “d’alimenter un débat démocratique”. Il ajoute même que cette idée, loin d’être une fantaisie d’extrême-gauche, fait l’objet d’un rapport technique très sérieux qu’il a lui-même rédigé à la demande… du G20.

L’interrogatoire politique est terminé. La leçon d’économie peut commencer.

G20 terá economista em defesa da taxação de super-ricos - 28/02/2024 -  Mercado - Folha

Libéré de la caricature du militant, Zucman déploie alors l’argumentaire factuel qui fait la force de sa proposition. Le cœur du problème, explique-t-il, est une rupture fondamentale de l’égalité devant l’impôt, un principe constitutionnel aujourd’hui “bafoué”.

Il expose les chiffres, fruits de ses recherches approfondies. En France, quand on additionne tous les prélèvements obligatoires (impôt sur le revenu, CSG, TVA, cotisations…), le “Français moyen” paie environ 50% à 51% de son revenu en impôts. Les classes “aisées” – les cadres supérieurs, les professions libérales qui gagnent bien leur vie mais ne sont pas milliardaires – paient même plus de 50%. Ils sont, en proportion, les plus taxés.

Puis, il y a la dernière catégorie : les super-riches, les milliardaires. Eux, grâce à des stratégies d’optimisation sophistiquées, ne paient en moyenne… que 25% de leurs revenus en prélèvements. Deux fois moins que tout le monde.

Le constat est brutal. Le système fiscal français, dans son ensemble, est progressif jusqu’à un certain point, puis il devient radicalement dégressif au sommet. “La grande injustice qu’on a”, martèle Zucman, “c’est que les milliardaires payent deux fois moins”.

C’est là que sa taxe de 2% entre en jeu. Il explique que ce taux n’a pas été choisi au hasard. Il a été calculé “précisément pour s’assurer que les milliardaires ne payent pas plus que le Français moyen, mais autant”. L’objectif n’est pas punitif, il est correctif. Il s’agit de rétablir un plancher, de dire qu’il “n’y a pas de droit quand on est milliardaire à payer zéro”.

La journaliste tente alors un autre angle d’attaque, celui de la “richesse virtuelle”. Elle évoque Bernard Arnault, dont la fortune peut grimper de 19 milliards en une seule journée grâce aux cours de la bourse. “C’est de l’argent virtuel tant que l’action n’est pas vendue”, suggère-t-on.

Là encore, Zucman qualifie l’argument de “non pertinent”. Sa taxe, explique-t-il, n’est pas un impôt sur les “plus-values latentes” (les gains boursiers d’un jour à l’autre). Si c’était le cas, il faudrait aussi leur faire des réductions d’impôts quand la bourse baisse.

Son approche est basée sur la tendance de long terme. Il cite le classement du magazine Challenges : “Au cours des 30 dernières années, la fortune des 500 plus hauts patrimoines français a augmenté de 10% par an en moyenne.” Dix pour cent. Chaque année. Pendant trente ans.

“S’il y avait eu cet impôt plancher de 2%”, poursuit-il son calcul, “leur fortune aurait augmenté d’à peu près 8% par an en moyenne.” L’impôt ne “grignote” donc pas le capital ; il ralentit à peine une accumulation exponentielle.

Et pourquoi taxer le patrimoine (la richesse) plutôt que le revenu ? Parce que, dit-il, “toute leur technique d’optimisation consiste à structurer leur richesse de façon à ce qu’elle génère peu de revenus” imposables. La seule façon efficace de les taxer est donc de calculer le minimum en pourcentage du patrimoine, qui est “dur à manipuler”.

L’émission donne ensuite la parole à “Manu”, un artisan de Saône-et-Loire. Son intervention est un cri du cœur, la voix de la “France de la transpiration”. “Nous, on sue, on travaille, on trime, on galère tous les jours”, dit-il, proposant une “flat tax” de 10 ou 15% pour tout le monde, riche ou pauvre.

Zucman écoute, respectueux. Il saisit cette perche pour réaffirmer son objectif : l’égalité. Il ne balaie pas l’argument répandu des “55% de Français qui ne paient pas d’impôt sur le revenu”. Il le corrige. L’impôt sur le revenu ne représente que moins de 10% des prélèvements totaux. “Tous les Français”, rappelle-t-il, “payent beaucoup de prélèvements” dès le premier euro, notamment la TVA et la CSG.

L’injustice, pour lui, n’est pas entre les classes populaires et les classes moyennes. Il se réjouit même que le taux de prélèvement soit élevé en France, car c’est ce qui “finance notre modèle social” : l’éducation pour tous, la santé, les infrastructures, “moteur essentiel de la croissance”.

Le véritable scandale, répète-t-il inlassablement, est ce décrochage au sommet. Le fait que ceux qui ont le plus bénéficié du système contribuent, en proportion, deux fois moins que le boulanger, l’infirmière ou l’artisan comme Manu.

L’interview, qui avait commencé comme une tentative de déstabilisation politique, s’est transformée en une masterclass d’économie fiscale. En refusant de tomber dans le piège de la politique politicienne, Gabriel Zucman a forcé le débat à revenir là où il est le plus fort : sur le terrain des chiffres, de la logique et de la justice fondamentale. Il n’a pas seulement défendu son idée ; il l’a rendue limpide, presque évidente. Le piège s’est révélé être une tribune.