La forêt. Un sanctuaire de paix pour certains, un havre de réflexion loin du chaos du monde moderne. Pour Eloise Lindsay, 22 ans, étudiante diplômée et randonneuse aguerrie, le sentier de Foothills en Caroline du Sud devait être cela : une parenthèse de quelques jours en solitaire pour se reconnecter à la nature et méditer sur son avenir. Nous sommes le 4 novembre 1989. Eloise signe le registre du parc d’État de Table Rock, son sac à dos prêt pour une semaine d’autonomie. Elle s’enfonce dans les bois, le cœur léger. Elle ne sait pas encore que cette retraite paisible va se transformer en une lutte de quinze jours pour sa survie, au cœur d’un mystère qui, des décennies plus tard, continue de faire froid dans le dos.

Les premiers jours se passent sans encombre. Mais le lundi 7 novembre, l’atmosphère change. Eloise a l’intime conviction de ne plus être seule. Une sensation. Un instinct. Elle se sent observée, suivie. Elle n’ose pas se retourner, mais elle perçoit une présence. Puis, elle entend des voix. Des murmures d’hommes, étouffés par la végétation dense, mais indéniablement là. Elle ne comprend pas ce qu’ils disent, mais leur intention ne fait aucun doute pour elle : ils lui veulent du mal. La peur, viscérale et glaciale, s’empare d’elle. Elle sent qu’elle est devenue une proie.

Paniquée, Eloise quitte le sentier balisé. Elle s’enfonce dans l’inconnu, espérant semer ses poursuivants. C’est là que son calvaire commence vraiment. Elle se perd. Les jours se confondent. La faim la tenaille à peine, tant la terreur domine ses sens. Pour survivre, elle n’a que quelques morceaux de pommes séchées qu’elle avait emportés. Elle jette son sac à dos, devenu un fardeau inutile, ne gardant que ce strict minimum. Elle marche, encore et encore, les pieds bientôt couverts d’ampoules qui s’infectent, la transformant en une loque boitillante.

Pendant ce temps, l’inquiétude grandit chez ses proches. Après une semaine sans nouvelles, sa famille alerte la police le 11 novembre. Une opération de recherche et sauvetage d’envergure est lancée. Plus de 100 bénévoles et policiers sillonnent la zone. Des hélicoptères vrombissent dans le ciel. Eloise les voit. Elle les entend. Mais la peur la paralyse. Dans son état de terreur absolue, elle est convaincue que si elle allume un feu ou se signale, elle ne fera qu’indiquer sa position aux hommes qui la traquent. Elle reste cachée, tremblante, choisissant l’incertitude de la forêt hostile plutôt que le risque d’être trouvée par ses chasseurs.

Le 18 novembre, après sept jours de recherches infructueuses, les autorités prennent la décision déchirante d’arrêter l’opération. Eloise Lindsay est présumée morte, une victime de plus de la nature sauvage.

Mais le miracle se produit neuf jours plus tard. Le 20 novembre, Wayne Hooper, un chasseur de cerfs, s’aventure à quelques kilomètres au nord du sentier. Il tombe par hasard sur une jeune femme. Elle est seule, le visage égratigné, marchant avec une difficulté extrême. C’est Eloise. Méfiante, aux abois, elle peine à lui faire confiance. “Je ne sais pas si je peux vous faire confiance”, lui lance-t-elle. Hooper, avec patience, parvient à la convaincre de le suivre jusqu’à sa voiture. Il la conduit immédiatement à l’hôpital et prévient la police.

Lorsque Eloise décline son identité, c’est la stupéfaction. La miraculée est en bonne santé, malgré ses blessures aux pieds et une évidente détresse psychologique. Le retour d’entre les morts est célébré. Mais lorsque les adjoints du shérif du comté de Pickens lui demandent des explications, l’histoire bascule dans l’étrange.

Eloise raconte son histoire. La sensation d’être suivie, les voix, la traque. Son récit est cohérent, livré avec la conviction de celle qui a vécu une terreur indicible. Mais les forces de l’ordre sont sceptiques. Tim Morgan, l’adjoint du shérif, déclare publiquement : “Nous ne pensons pas que quiconque la poursuivait”. L’explication officielle est simple : le 7 novembre, plusieurs chasseurs se trouvaient dans ce secteur. Ils communiquaient par talkie-walkie. Eloise, seule et peut-être stressée, aurait entendu ces voix, cédé à la panique et serait devenue “paranoïaque”.

Eloise a beau insister, même des années après, elle ne démord pas : il y avait d’autres hommes. Des hommes qui la surveillaient, qui la chassaient. Ce n’étaient pas de simples chasseurs. Son témoignage est classé. L’affaire est close. Une jeune femme a eu peur, elle s’est perdue, elle a survécu. Fin de l’histoire.

Mais est-ce vraiment la fin ?

Neuf ans plus tard. Nous sommes en 1998. Le même sentier de Foothills. Le même parc d’État de Table Rock. Jason Knapp, 20 ans, est un étudiant brillant en ingénierie mécanique à l’université de Clemson. Le 12 avril 1998, dimanche de Pâques, il décide d’aller faire un jogging sur le sentier, situé à seulement 40 minutes de son campus. Le 20 avril, un garde forestier remarque une Chevrolet Beretta sur le parking, présente depuis plus d’une semaine. Elle appartient à Jason.

L’enquête confirme que Jason est bien arrivé au parc. Ses empreintes sont sur le ticket d’entrée. Il s’est garé, il est parti courir. Et il s’est volatilisé.

Cette fois, les recherches sont encore plus intenses. Mais le résultat est le même : néant. Absolument rien. Pas un corps. Pas une chaussure de course. Pas un vêtement. Or, comme le soulignent les experts, des chaussures de running et des vêtements en matière synthétique mettent des décennies, voire un siècle, à se dégrader. Cette absence totale d’indices matériels est anormale, incompréhensible.

Pendant vingt ans, sa mère, Deborah Bogle, refusera d’abandonner. Elle organisera des battues, consacrant en moyenne six mois par an à chercher son fils dans ce parc. Mais Jason ne sera jamais retrouvé. Le 31 janvier 2018, deux décennies après sa disparition, il est officiellement déclaré mort. L’affaire reste une énigme totale.

Deux affaires, un même lieu. L’une, une survivante au récit jugé délirant. L’autre, une disparition totale, comme si la personne avait été effacée de la surface de la terre. La question, terrifiante, s’impose d’elle-même : et si Eloise Lindsay avait dit la vérité ? Et si Jason Knapp avait rencontré ces mêmes “hommes” dont elle parlait ?

Cette hypothèse ouvre la porte à des théories plus sombres les unes que les autres. Certains ont tenté de rationaliser l’expérience d’Eloise. On a évoqué le cas de Linda Arteaga, disparue en 2012 dans l’Arkansas, qui, retrouvée, avait elle aussi parlé de “gens bizarres” se cachant dans les bois. Il s’est avéré que son frère, perdu avec elle, avait eu des hallucinations après avoir mangé des baies toxiques. Une piste plausible. Sauf qu’Eloise est formelle : elle n’a mangé que ses pommes séchées. Elle n’avait aucune maladie mentale, ne consommait pas de drogues. Son témoignage résiste à cette explication.

Alors, que reste-t-il ? L’instinct. Eloise a suivi son instinct, et il lui a sauvé la vie. Mais contre quoi ?

La région du Foothills Trail n’est qu’à 80 kilomètres des Great Smoky Mountains, théâtre d’autres disparitions mystérieuses, comme celle du petit Dennis Martin en 1969. On parle alors d’hommes sauvages. Une légende ? Peut-être pas. L’histoire de Christopher Knight, “l’ermite de North Pond”, qui a vécu 27 ans seul dans les forêts du Maine sans prononcer un mot, prouve que des individus peuvent vivre en marge totale de la société. Knight n’était pas agressif, mais qui dit que tous sont comme lui ?

L’imaginaire collectif américain, nourri par des films cultes mais troublants comme Délivrance (1972) ou Southern Comfort (1981), évoque des communautés recluses, des “hillbillies” désocialisés, vivant selon leurs propres lois dans les profondeurs des montagnes, hostiles à toute intrusion. Des films qui, selon certains, seraient inspirés de faits réels.

La police de Caroline du Sud n’a jamais enquêté sur les dires d’Eloise. Manque de moyens ? Ou peur de créer une psychose préjudiciable au tourisme local ? On ne le saura jamais. Mais le doute persiste. Si Jason Knapp, un jeune homme athlétique ayant servi dans l’armée, capable de se défendre, avait été agressé par un seul homme, il y aurait probablement eu des traces de lutte. Mais contre plusieurs…

Aujourd’hui, le sentier de Foothills reste l’un des plus beaux des États-Unis. Mais pour ceux qui connaissent ces histoires, chaque bruissement de feuille, chaque ombre entre les arbres, porte en lui une inquiétude. La forêt est vaste, silencieuse. Elle garde ses secrets. Et peut-être, comme l’a toujours affirmé Eloise Lindsay, qu’elle cache aussi des hommes qui préfèrent qu’on ne les trouve pas.